Les affrontements du début du XX° siècle entre un État républicain qui se construit et une Église catholique encore très puissante ont enfanté des principes qui n’ont pas seulement servi à marquer des frontières, mais qui constituent aujourd’hui encore le socle de la citoyenneté.

Cependant, depuis 1905, la France a connu des changements radicaux : l’Église catholique n’est plus une menace pour l’existence même de la République ; de nouvelles religions (l’islam) se sont développées ; les mentalités ont évolué dans le sens d’un plus grand individualisme et d’une volonté de voir prises en compte les options individuelles. Mais en même temps le sentiment communautaire s’est exacerbé avec une diversification des cultures et des origines. Les attentes et les difficultés se sont multipliées : création de lieux de culte, prise en compte des interdits alimentaires dans la restauration collective, respect de diverses fêtes religieuses, manifestation de convictions religieuses dans les services publics (école, hôpital, justice) et dans les entreprises, menaces sur les libertés individuelles (femmes), xénophobie et antisémitisme, multiplication des discriminations, etc.

La laïcité d’aujourd’hui « est mise au défi de forger l’unité tout en respectant la diversité de la société ». Le poids nouveau de la religion musulmane fait indéniablement partie de ces défis. Le régime des cultes, hérité de l’histoire, s’est construit par rapport à la religion catholique. Protestants et musulmans pourraient lui reprocher d’avoir figé une situation qui ne reflète pas les équilibres contemporains. Certains se plaignent d’une inégalité en matière notamment de nombre et de régime des lieux de culte, de nombre d’aumôniers, de statut des ministres du culte (la loi de 1905 est d’une application plus aisée pour une religion qui dispose d’un clergé hiérarchisé que pour la religion musulmane où le statut d’imam est imprécis).

La spiritualité peut également être recherchée en dehors du champ des religions traditionnelles ; c’est ainsi que le Conseil d’État a reconnu le caractère d’association cultuelle aux Témoins de Jéhovah.  

Dans un monde qui évolue la laïcité doit rester une école du vivre ensemble, un principe de cohésion sociale, un point d’équilibre. Pour conserver sa légitimité, elle doit éviter deux dérives qui la menacent.

La première dérive est l’envahissement de la neutralité de l’espace public par l’expression confessionnelle. Les travaux de Gilles Kepel ont montré que les premières contestations qui se sont exprimées n’ont pas eu pour origine, comme certains le pensent, les milieux proches de l’islam ; elles sont venues des religions « traditionnelles » ou des universitaires. Ce « retour du religieux » n’a généralement pas pris la forme d’une remise en cause de la laïcité, mais plutôt le visage de propositions de modernisation, de rénovation ; c’est la laïcité affublée d’un adjectif (nouvelle, plurielle, positive, ouverte, moderne).

La deuxième dérive est le durcissement de l’espace privé en lui appliquant la neutralité : c’est l’intégrisme laïque.

Il n’est pas toujours facile de savoir quand la laïcité est évoquée, de quelle laïcité il s’agit ! Les partis d’extrême droite ou de droite qui, historiquement, ont combattu la laïcité, s’en réclament aujourd’hui. L’extrême droite l’utilise comme un repoussoir contre l’islam. Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la Laïcité a reconnu que les républicains « se sont un peu endormis sur la question de la laïcité. On l’a invoquée rituellement sans faire un vrai travail de promotion et de défense. On a laissé du champ à une récupération de la part du FN et à une manipulation. Car la laïcité de Mme Le Pen n’est qu’une version nouvelle de sa position anti-immigrés ». Le contexte créé par les attentats terroristes de janvier 2015 à Paris a également compliqué la perception de la laïcité. Philippe Portier[1] écrit que « dans les jours qui ont suivi les assassinats de Charlie, la laïcité a été constamment invoquée ; elle était le repère dans l’absurde. Le mot a fait consensus, non sa signification ».

Pour jouer son rôle fédérateur, la laïcité doit être un vecteur de lutte contre toutes les discriminations (économiques, sociales, urbaines ou induites par des politiques publiques inadaptées) ; ces discriminations sont le terreau des extrémismes de toute nature.

La distinction entre espace public et espace privé, fondamentale dans la mise en œuvre de la laïcité, pose le problème des frontières entre les deux ; frontières qu’il n’est pas toujours aisé de définir. Les lignes de séparation de ces deux sphères ont évolué avec la société. Il apparaît que très souvent les problèmes que soulève la mise en œuvre de la laïcité sont liés à un « manque de repères sur sa portée concrète...Qu’est-ce qui est permis et n’est pas permis ? Qu’est-ce qui est acceptable et ne l’est pas ? Qui doit énoncer où sont les limites collectives et individuelles ? ». Autant de questions auxquelles doivent être apportées des réponses claires, pour que le vivre ensemble demeure une réalité.


[1] directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, dans un article publié par la Revue socialiste