Comme le rappelle fort opportunément Edgar Morin, l’histoire de la France s’identifie à la formation progressive d’une unité multiculturelle. « Etre français, c’est avoir été francisé ». Une francisation qui a débuté avec quatre naissances : (i) gauloise avec Vercingétorix comme premier héros national ; (ii) romaine avec une absorption de la latinité ; (iii) chrétienne et germanique avec Clovis ; (iv) royale avec l’avènement des capétiens. A partir d’Hugues Capet, la francisation a continué avec l’intégration de peuples et de cultures hétérogènes, où l’identité française n’a pas impliqué la dissolution des identités provinciales. Avec la Révolution où « le peuple se proclame souverainement grande nation…la France, sans cesser de demeurer un être terrestre, devient un être spirituel et cela d’autant plus qu’avec le message de la déclaration des droits de l’homme, l’idée de France comporte désormais, dans sa singularité même, l’idée d’universalité ». Au XX° siècle, la francisation se poursuit, non plus par l’annexion de territoires, mais par l’accueil d’immigrants venus des pays voisins (italiens, espagnols, polonais, juifs des pays de l’Est). « Ainsi le processus multiséculaire de la francisation a formé la France. Au cours de ce processus, la Révolution française a introduit dans le code génétique de l’identité française un principe spirituel et l’idée d’universalité ».
Selon Edgar Morin, la francisation qui a fonctionné pendant des siècles (souvent il faut le souligner avec des difficultés et des souffrances), se heurte aujourd’hui à des problèmes nouveaux : (i) la couleur de peau et la différence de religion d’immigrés originaires du Maghreb, d’Afrique ou d’Asie ; (ii) une crise d’identité qui affecte autant les nationaux (sauvegarde des identités provinciales) que les migrants (volonté de conserver leur identité) ; (iii) crise de la civilisation urbaine qui favorise les phénomènes de rejet ; (iv) tensions extrêmes entre le monde arabo-islamique et le monde européo-occidental ; crise économique et crainte du chômage.
Pour Edgar Morin, le processus de francisation peut se poursuivre, malgré ces problèmes. Il récuse tout critère quantitatif et souligne qu’une culture forte comme celle de la France peut accueillir de nombreux immigrés (il cite l’exemple catalan). La culture laïque de notre pays « constitue à la fois un des caractères les plus originaux de la France et la condition sine qua non de l’intégration de l’étranger…Mais nous devons cesser de lier uniformisation culturelle et laïcité. Il faut au contraire lier l’abandon du jacobinisme culturel à la régénération de la laïcité. Dès lors notre culture peut ouvrir davantage son universalité potentielle et accepter l’idée d’une France multiethnique et multi-culturelle, qui en s’ouvrant aux diverses couleurs de peau, demeurera aux couleurs de la France, c’est-à-dire Une…Le problème n’est donc pas, dans son principe, celui de la quantité d’immigrants. Le problème est celui du maintien de la force de la culture et de la civilisation française. Il est inséparable du problème que pose le devenir de la société française ».
Aujourd’hui s’affrontent les idéologies nationaliste et communautariste. Le nationalisme oublie que la France actuelle, comme l’a écrit Edgar Morin, est le résultat d’un processus millénaire d’intégration de peuples et de cultures hétérogènes auxquels la Nation donne une unité multiculturelle. Le communautarisme n’est pas, comme le souligne Pierre Hayat dans le numéro 785 de ReSPUBLICA, « la simple reconnaissance de l’existence de communautés…La communauté communautariste s’enferme en elle-même et isole l’individu du reste de la société…Le principe du communautarisme est le différentialisme, c’est-à-dire la différence affichée comme une valeur absolue. Mais son coup de force majeur est sa prétention proprement politique de faire valider par l’ensemble de la société son propre différentialisme. Le communautarisme ne réclame pas seulement le droit d’être différent : il revendique des droits différents, en l’occurrence des privilèges…Le communautarisme détourne de tout projet démocratique et d’une expression simplement citoyenne, libre de toute appartenance communautaire. Au mieux, il enferme dans une impasse ; au pire, il entraine à la guerre ethnico-religieuse ».