Depuis l’adoption de la loi de 1905, la France fait figure de pays novateur et son système de relations Etat-Eglises est souvent présenté comme une « exception » (l’expression a été particulièrement en vogue dans les années 1990) dans le monde ou à tout le moins en Europe. Qu’en est-il réellement ?

Le terme « exception » prête à controverse dans la mesure où il peut être revendiqué par chaque pays, au nom des particularités qui sont les siennes. Plus que d’une exception, ne vaudrait-il pas mieux parler d’une « singularité »[1] ou « d’une voie spécifique[2] » de la laïcité française ? Une singularité/spécificité qui trouverait ses fondements :

— dans l’histoire, par l’identification entre un régime politique (la République) et un principe (la laïcité), les deux apparaissant indissociables (ce qui n’est pas le cas au niveau européen où la dissociation Eglises-Etats peut exister sous des régimes non républicains, bien que tout aussi démocratiques) ; cette proximité donne un contenu fortement idéologique à la question des rapports entre l’État et les religions en France ;

— dans le caractère plus conflictuel que dans d’autres pays, qui a prévalu à une certaine période dans la relation entre l’Église catholique et l’État ;

— dans la constitutionnalisation du principe même de laïcité depuis 1946 ;

— dans le rôle historique joué par la laïcité pour la reconnaissance de principes universels comme la liberté de conscience ; dans d’autres pays, cette affirmation s’est faite selon des processus différents ;

— dans la combinaison entre des libertés reconnues par tous les pays européens (liberté de conscience et égalité des croyances, etc.) et un principe de neutralité de l’État qui s’exprime par une séparation entre les Églises et l’État plus absolue que dans les autres pays ; ce qui fait de la France un archétype de ce mode particulier de gestion des cultes.

Jean-Paul Willaime[3] estime « que la laïcité n'est pas une exception française et que d'autres formes de relations Églises-État que le régime des cultes de la loi de 1905 peuvent la mettre en œuvre ». Tout en reconnaissant l’existence de singularités, il se situe dans une démarche qu’il qualifie de « laïcisation de la laïcité » (dégager la laïcité de son contexte idéologique) et fonde ses analyses sur plusieurs éléments : la jurisprudence du Conseil d’État, le rapport Stasi, diverses pratiques au quotidien ou dispositions législatives, etc. Ce qui le conduit à considérer que, à l’identique de ce qui se passe en Europe, « l’application libérale de la loi de 1905 met de fait en œuvre une laïcité de reconnaissance sociale des religions…à différents nivaux (administratif, fiscal, médiatique, médiatique, individuel) ». Il estime que l’application libérale de la loi n’empêche pas l’existence de tensions entre l’État et les religions : le fait que le culte catholique est mieux traité que d’autres (le Conseil d’État parle de « laïcité sur fond de catholicisme ») est créateur de frustrations pour d’autres cultes ; difficultés qui naissent, selon lui, de la survivance de réflexes centralisateurs ou de méfiance par rapport à la reconnaissance positive de la diversité culturelle et religieuse.


[1] Le terme est utilisé et justifié par Régis Debray dans son rapport sur L’enseignement du fait religieux à l’école laïque (2002)

[2] Les termes sont utilisés par Jean-Paul Scot, L’État chez lui, l’Église chez elle (2005)

[3] 1905 et la pratique d’une laïcité de reconnaissance sociale des religions, Archives de sciences sociales des religions (janvier-mars 2005).