La France au défi de l’islam

Dans un débat que les a opposés dans l’édition du journal Le Figaro du 12 octobre 2015, Alain Finkielkraut et Pierre Manent présentent des analyses différentes sur le défi que représente la poussée de l’islam dans une nation faible.

A. Finkielkraut constate que pour la première fois dans notre histoire l’immigration est en échec. Il explique que la laïcité n’est pas la séparation du temporel et du spirituel, mais celle du spirituel et du religieux. Une séparation que l’Eglise catholique a fini par admettre, mais qui est refusée par certains jeunes musulmans, tentés « de placer la vie de l’esprit sous la tutelle de la religion ». Il considère que, face à des revendications qui portent atteinte à ce qui est notre identité, il convient d’être ferme, de ne rien céder et de ne pas écouter ceux qui nous accusent de faire des lois liberticides.

Pour P. Manent, ce qui fait de l’islam un défi est qu’il lie de manière inextricable une question de politique intérieure et une question de politique extérieure ; le problème principal étant « notre impuissance croissante à penser et à vouloir un projet commun ». Il constate que la laïcité « a consisté à retirer à l’Eglise catholique tout ce qui faisait d’elle encore un pouvoir quasi politique », mais qu’elle n’a pas cherché à « dissoudre la religion dans la société laïque afin que la vie sociale puisse se conduire comme s’il n’y avait pas de religion ». Or, c’est ce qu’on demande à la laïcité d’accomplir aujourd’hui avec l’islam. Le problème est de « faire entrer, dans une société qui a une certaine façon de vivre, des mœurs en effet très différentes ». Il convient donc de faire des concessions et de céder sur certains points à l’islam (par exemple, des horaires de piscine distincts pour les garçons et les filles dont les parents le souhaitent).

Le débat entre A. Finkielkraut et P. Manent a inspiré au philosophe Abdennour Bidar une réflexion qui est publiée dans l’édition du 28 octobre 2015 du journal Le Monde. Il souscrit à l’analyse de P. Manent selon laquelle l’irruption de l’islam révèle et aggrave notre désorientation générale, notre incapacité à penser un projet commun, mais que « cette désorientation existe indépendamment de l’islam ». L’islam serait moins déstabilisant, si nous-mêmes nous n’étions pas devenus plus fragiles. Les idéaux de l’Occident ne suffisent plus à produire des sociétés justes, tandis que l’islam lui-même est en crise profonde. « L’Occident n’a plus les moyens d’être ce cap de l’humanité dont Jacques Derrida parlait naguère ». Nous devons régénérer nos valeurs par la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient pour éviter l’illusion que nous pouvons « fabriquer de l’universel tout seul ». L’islam n’est pas notre ennemi, mais il nous interpelle sur le plan spirituel. Nous avons en commun avec l’islam un défi : « trouver une vie spirituelle qui fonde l’univers éthique et politique des droits de l’homme…une vision de nous-mêmes qui nous élève au-dessus de notre ego ordinaire…l’aspiration personnelle à nous accomplir au sommet de nos possibilités…donner à chaque être humain les moyens de cultiver sa propre part d’infini ». La modernité a coupé l’accès à l’idée de transcendance qui habite au cœur de l’humain. « Notre crise majeure n’est ni économique, ni financière, ni écologique, ni sociopolitique, ni géopolitique : c’est une crise spirituelle d’absence radicale - dans les élites et les masses – de vision d’un sublime dans l’homme qui serait partageable entre tous ». L’islam, « avec son sacré rigidifié dans le dogmatisme et le formalisme wahhabite, est le frère en miroir de notre Occident au sacré dilué dans le relativisme et le désenchantement généralisé ». La laïcité est une chance « pour chercher tous, avec nos musulmans, dans le respect et la compréhension mutuelle, ce qui en amont de la dignité de la personne humaine la fonde spirituellement ».

Interrogée par le journal Le figaro (publication du 6 novembre 2015) sur l'existence de cette crise spirituelle qui expliquerait la difficulté à intégrer l'islam (position qui serait commune à P. Manent et A. Bidar), Catherine Kintzler souligne que ces deux auteurs "ne se placent pas dans une même catégorie de pensée". Elle constate que cette crise, spirituelle ou non, n'est pas propre à la France. Pour elle, "personne n'accède par lui-même et spontanément à une culture: il faut pour cela des dispositifs de transmission...Et il est bon que ces dispositifs soient à proprement parler critiques, qu'ils ne reposent pas uniquement sur une imprégnation coutumière et sociale qui divise l'humanité en groupes identitaires. J'entends ici par dispositif critique une appropriation des savoirs, de l'usage de la raison, qui repose sur la possibilité d'un détour, d'une mise à distance vis à vis de ce qu'on croit être, de ce qu'on croit penser, sur la capacité à se fâcher un peu avec soi-même, sur un dépaysement: cet exercice de l'esprit n'est pas nécessairement une spiritualité - terme qui peut parfois désigner une soumission à l'autorité d'autrui et qui résonne souvent comme une exclusion de tout courant d'incroyance - il ne requiert pas nécessairement un rapport avec une transcendance".