Le politologue Gilles Kepel, dans des entretiens publiés dans le quotidien Le Monde des 26-27-28 décembre 2016 et dans l'hebdomadaire L'Obs du 7 au 13 janvier 2016, considère qu'il existe un djihad français qui est né dans la décennie 2005-2015. Il relève "l'articulation de phénomènes qui ne sont pas exactement parallèles, mais congruent : aux trois générations du djihad mondial répondent trois générations de de l'islam en France"

La première génération du djihadisme mondial part de l'Afghanistan en 1979 et va jusqu'à l'Algérie en 1997. La deuxième génération est incarnée par Ben Laden et l'attentat du 11 septembre 2001. Elle fonctionne de manière pyramidale et utilise le satellite (Al-Jazeera). Son absence de territoire est à la fois sa force (elle ne peut pas être bombardée) et sa faiblesse (elle ne peut pas recruter). En 2005, suite à l'échec de la seconde génération, apparaît une troisième génération, avec la publication sur internet de l'Appel à la résistance islamique globale d'Abou Moussab Al-Suri. Cette troisième génération du terrorisme prône un djihadisme de réseau pénétrant par la base les sociétés ennemies à abattre ; ce qui est résumé par une formule : nizam, la tanzim (un système, non une organisation). Al-Souri préconise le terrorisme sur le sol européen en recrutant des jeunes issus de l'immigration musulmane ou des convertis Ce terrorisme a pour objectif de briser les sociétés occidentales.

La première génération de l'islam en France est celle des pères de famille immigrés (les darons) qui ont pris en charge l'islam et le contrôlent avec l'aide d'associations étrangères. Cette génération s'arrête en 1989 avec la création par Pierre Joxe du Corif (Conseil de réflexion sur l'islam de France, qui préfigure le futur Conseil français du culte musulman (CFCM). La représentation de l'islam est alors captée par une deuxième génération : il s'agit des Frères musulmans, qui sont les mieux organisés avec l'Union des organisations islamistes de France (UOIF) ; les Frères ne sont pas les enfants des darons, mais des blédards. Ce sont eux qui vont lancer l'affaire du voile à l'école à Creil en 1989. Les émeutes de banlieue de 2005 marquent l'irruption de la troisième génération, suite à l'échec de l'UOIF qui perd "le momentum après la loi sur le voile à l'école de 2004, qui l'a mise en porte-à-faux tant vis à vis de son public que des institutions". Cette troisième génération va s'intégrer politiquement (vote à la présidentielle de 2012 et présentation de candidatures aux législatives). Mais à l'autre extrême du spectre, on y trouve aussi des salafistes qui s'émancipent des Frères musulmans et vont développer des stratégies de rupture culturelle radicale avec la société française (quand bien même la majorité d'entre eux n'est pas violente).

Pour Gilles Kepel, 2005 est une année- charnière. "C'est à ce moment que se produit l'hybridation d'ou sortiront dix ans plus tard les cohortes de djihadistes français". Cette année là connaît la concomitance de deux phénomènes : l'apparition de la troisième génération du djihadisme ; le développement des émeutes de banlieue en France. Par le biais de la révolution numérique et des réseaux sociaux (YouTube naît en 2005), "la troisième génération de l'islam de France est mise en contact avec la troisième génération du djihadisme".

Le développement de la mouvance salafiste en France est largement dû à l'action de l'Arabie saoudite (envoi de prédicateurs, bourses à des jeunes de quartier, visas pour le pèlerinage, installation de mosquées, de réseaux de sociabilité). Cette vision d'un islam intégral, même si elle est non violente (quiétiste), "construit un apartheid culturel avec la société mécréante : on est contre la démocratie, la laïcité, l'égalité hommes-femmes". Ce socle de radicalisation est commun aux quiétistes et à ceux qui choisiront le djihadisme. "On ne peut donc pas dire que l'un n'a rien à voir avec l'autre". G. Kepel fait au passage mention du point de vue d'Olivier Roy sur le fait "qu'un bon nombre de jeunes sautent directement dans le djihadisme sans véritable radicalisation préalable".

Le salafisme n'est pas dominant quantitativement, mais "jusqu'au 13 novembre, il était devenu un discours hégémonique, puisque personne n'osait vraiment le contredire, de peur de faire le jeu de l'islamophobie". G. Kepel estime que les attentats de novembre 2015 pourraient marquer une rupture. A l'identique de l'historien Benjamin Stora, il considère que le ressac rétro-colonial participe de la fabrication du djihadisme français. "La stratégie définie par Al-Suri a agi comme un catalyseur du ressentiment ancré chez certains contre l'ancienne puissance coloniale".

G. Kepel considère que la grande erreur des services a été de rater le changement de logiciel du djihadisme en 2005 ; les failles du renseignement étant aussi "le fait du mépris complet de nos élites pour le travail de l'université". Il regrette de même que les djihadistes aient été mis dans "l'incubateur carcéral". "Autant on est en guerre au Moyen-Orient, autant en France une question de police et de renseignement est en jeu, ainsi qu'un défi social et culturel. Le principal enjeu est d'arriver à comprendre le logiciel du djihadisme de troisième génération et les failles du renseignement. Le terrorisme n'est pas invincible, mais pour celà il faut comprendre son économie politique et détruire le terreau dans lequel il a poussé, qui est fait de la non-identification à la société franççaise d'un certain nombre de jeunes qui y sont nés"