Le rapport Conesa sur la contre-radicalisation

Ce rapport, intitulé Quelle politique de contre-radicalisation en France ? et publié en décembre 2014, a été rédigé par Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense, à la demande de la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme.

La radicalisation, un phénomène en expansion

La radicalisation est "la conjonction d'une idéologie extrémiste et d'un passage à l'acte" (Farhad Khosrokavar).

Le rapport explique que la radicalisation est un phénomène en expansion non seulement dans la religion (il ne concerne pas que l'islam), mais aussi dans le social et le politique (de droite et de gauche). Les radicalismes (politiques ou religieux) ont en commun d'être "à la fois une idéologie de l'intolérance et de rejet de l'Autre". Le radicalisme ne concerne pas uniquement les populations marginalisées socialement ou économiquement ; il est aussi présent dans les classes moyennes intégrées. Le passage à l'acte est une démarche progressive. "La radicalisation politique ne conduit pas toujours à la radicalisation violente, mais tout radical violent est d’abord passé par une conversion politique première".

S'il existe des caractères communs à tous les radicalismes, il y a aussi une spécificité du radicalisme islamique.

Les études sur la radicalisation islamique se rattachent à trois grandes écoles théoriques : (i) sécuritaire qui insiste sur la caractère anormal des comportements , sans chercher à "en connaître le terreau intellectuel et idéologique" ; (ii) néo-orientaliste qui associe la radicalisation à la tradition musulmane sunnite ; sociologique qui estime que "la radicalisation violente islamiste est l’expression d’une identité politique qui a recours à la violence sous diverses formes et qui ne peut se limiter au terrorisme".

"En matière religieuse, on appellera Fondamentalistes des pratiquants qui adoptent des postures cultuelles rigoureuses mais ne recourent pas à la violence et Radicaux ceux qui légitiment ou pratiquent des actes de violence". Le radicalisme musulman "recouvre pour l’essentiel le Salafisme jihadiste, largement encouragé par le wahhabisme d’Arabie saoudite pour lutter contre les Frères Musulmans". Il se rattache aux sectes de l'apocalypse pour lesquelles le disciple, qui entre dans une communauté globalisante, trouvera dans une pratique religieuse rigoureuse le salut à l'approche de la fin imminente du monde. Par rapport à d'autres radicalismes sectaires, le djihadisme présente des différences notables : pas de gourou, mais des référents ; une politique d'influence plutôt que de communication ; des lieux et des formes de radicalisation de plus en plus variés ; une adhésion individuelle qui paraît volontaire. La combinaison de ces facteurs donne au salafisme un visage spécifique, toujours par rapport à d'autres radicalismes religieux : (i) « Il n’est pas une pratique religieuse, mais la revendication d’une identité politico-religieuse totalitaire qui se concrétise dans deux domaines : sa prétention à représenter l’ensemble des musulmans de la planète (l’Oumma)…la ghettoïsation qu’il souhaite imposer à la communauté française musulmane par la formulation de revendications clivantes sans cesse renouvelées… » ; (ii) «...son extrême sensibilité géopolitique, exacerbée par son idéologie complotiste et par les multiples interventions occidentales dans le monde arabo-musulman ».

Les spécificités de la France

La France est dans une situation particulière : "pays le plus ouvert au melting pot, et presque le plus décrié et par ses voisins et par les fondamentalistes...doit affronter le problème politiquement. Même si l’efficacité de l’action policière a pu sembler tenir lieu de politique. Pourquoi le pays qui a la politique de contrôle des phénomènes sectaires la plus intrusive d’Europe, a tant tardé à réfléchir à la mise en place d’une politique de contre-radicalisation islamiste...Les pays étrangers qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, laïcs ou à religion d’Etat, ont tenté de contrer le phénomène de radicalisme musulman, chacun avec sa culture propre et avec des succès divers...La France aussi doit adopter une politique d’ensemble qui tienne compte à la fois de l’importance et de l’extrême diversité de sa communauté musulmane qui interdisent les facilités communautaristes".

"La cible commune des salafistes quiétistes ou djihadistes est l'islam de France et ses représentants qui organisent la soumission de l'islam à la République (cette condamnation englobe également l'UOIF, proche des Frères musulmans). Face à ces attaques, "les responsables de la communauté française musulmane, empêtrés dans leurs rivalités personnelles et nationales, ont longtemps observé une attitude réservée et tolérante". La situation est en train de changer avec l'investissement de plus en plus grand dans le champ politique des élites de la communauté musulmane française et leur mobilisation contre la radicalisation.

S'agissant de l'action publique, le rapport la juge trop discrète (absence de prise en compte de rapports et propositions antérieurs) et parfois trop hésitante ; il note aussi que l'organisation administrative donne l'impression d'être surtout policière.

Que faire ?

 Le rapport propose des actions complémentaires à celles déjà engagées par les pouvoirs publics :

a) La relation avec la communauté musulmane doit viser à tarir la source du recrutement

Ceci implique de cibler le salafisme djihadiste et non pas le terrorisme international (terme trop vague) ; ce qui évite aussi une stigmatisation de l'ensemble des musulmans. La lutte contre la radicalisation doit être construite dans une relation de travail avec les élites musulmanes et la politique publique doit être accompagnée d'un discours théologique. Il conviendrait : de transférer le bureau des cultes de l'Intérieur à Matignon ou à la Justice ; de "concevoir une plate-forme de coordination de la politique publique de contreradicalisationqui puisse travailler avec les acteurs privés et publics (spécialistes de l’Islam et de la communication, psychologues, associations…) pour concevoir et diffuser des messages théologiques de dénonciation du Jihad, élaborer des contre discours en choisissant les media les plus adéquats, et coordonner des actions deprévention…)". Cette structure ne doit pas relever d'un ministère.

b) Il faut mieux connaître les lieux et les processus de la radicalisation

Ce qui impliquerait : (i) la création d'un observatoire ouvert, à vocation publique, travaillant sur les sites salafistes francophones ; (ii) la réalisation d'une étude d'ensemble sur les lieux et processus ("la prison étant finalement le lieu de radicalisation le plus étudié, alors que 80% des jeunes rentrés de Syrie n'ont auparavant fréquenté, ni la mosquée, ni la prison").

c) Il convient de lancer des initiatives en politique étrangère.

La France devrait assurer son statut de pays musulman et revendiquer un siège à l'Organisation de la conférence islamique. Il serait nécessaire de lancer une réflexion européenne sur le droit d'asile, qui a été conçu dans las années 1950-1960 et qui n'est plus adapté au contexte actuel.

L'opinion d'Amel Boubekeur

La sociologue Amel Boubekeur, dans un article publié dans l'édition du 26 janvier 2016 du journal Le Monde, estime que pour lutter contre la radicalisation "il est urgent de repolitiser la parole des musulmans". La stigmatisation d'un islam déstabilisateur du pacte républicain et l'expulsion des musulmans de l'espace politique sont exploités par les groupes djihadistes pour leur propagande. S'il est difficile d'agir pour ceux qui ont déjà basculé dans le terrorisme, il est possible d'ouvrir pour les autres un récit alternatif.

A. Boubekeur, s'agissant des musulmans tentés par le djihad, estime que "l'absence d'identification à une scène politique exhagonale qui les ignore est une motivation majeure de leur recherche d'une offre alternative". Elle considère que depuis le début des années 1980 les gouvernements successifs ont répondu aux demandes des français de confession musulmane "en les communautarisant au lieu de les intégrer aux préoccupations générales du pays" (par exemple, par la promotion de la diversité ou en confiant l'organisation et l'enseignement du culte à des associations sous tutelle de pays amis).

Alors que la présence des musulmans est une composante indéniable de l'identité française, leur loyauté à l'Etat est sans cesse remise en question et "leur exercice public d'une critique politique reste tabou". De nombreux exemples existent de cette peur de l'ennemi intérieur qui vient de loin, et en particulier de l'expérience coloniale. L'identification impossible des musulmans à une citoyenneté où l'islam pourrait jouer un rôle positif est un facteur de radicalisation (à côté de bien d'autres facteurs).

Selon A. Boubekeur, l'identification au djihad est un projet hyper-individualiste qui consiste non pas à changer le monde, mais à changer sa condition en étant du bon côté de la barrière" ; c'est plus une défense de soi qu'une défense du Prophète ou des valeurs de l'islam.

Pour A. Boubekeur, contrairement "à ce qu'avance la dernière campagne du ministère de l'éducation destinée à repérer les cas de radicalisation à l'école, contester la société lorsqu'on est musulman - et à plus forte raison adolosecent - n'est pas le signe d'un enrôlement djihadiste. Lorsqu'un leadership fort au sein de l'Etat permet à la critique citoyenne d'exister sans haine, celle-ci renforce le sentiment d'appartenance et de responsabilité dans la construction d'une nation".