Dans un article publié dans l'édition de février 2015 du Monde diplomatique, l'universitaire Laurent Bonelli propose une analyse des motivations des auteurs des attentats de mars 2012/janvier 2015 en France et mai 2014 en Belgique. Ils ont en commun des environnements familiaux défaillants, des interventions des services sociaux et de la justice des mineurs, des scolarités difficiles, des compensations recherchées dans des sociabilités de rue et des actes transgressifs."Tous adhèrent à une vision de l’islam faite de combattants héroïsés (les moudjahidins), d’actions d’éclat et de théâtres de conflit lointains...La propagande, les prêches et les séjours initiatiques leur fournissent une grille de lecture du monde relativement simple qui rassemble en un tout cohérent leur expérience concrète de la domination, celle qu’expérimentent d’autres peuples (au Mali, en Tchétchénie, en Palestine, etc.) et un grand récit civilisationnel qui désigne les juifs et les mécréants comme responsables de tous ces maux".

Pour L. Bonelli, ces profils n'ont rien de singuliers. Ils correspondent aux caractéristiques "de la génération des cités à laquelle ils appartiennent (ils sont tous nés dans les années 1980), marquée par la désaffiliation, un durcissement de l’accès à l’emploi non qualifié, de la ségrégation spatiale et des contrôles policiers, une ethnicisation des rapports sociaux et le déclin des mobilisations politiques portées par leurs aînés". Ces propriétés étant communes à toute une génération, on peut s'interroger sur la rareté du passage à l'acte et sur ses motivations effectives.

La généalogie des attentats de Paris peut être retracée à partir de la guerre civile algérienne déclenchée en décembre 1991 par l'annulation des élections remportées par le Front islamique du salut (FIS). Ces affrontements ont eu des répercussions sur les familles installées en France des auteurs des attentats précités et se sont traduits par des rencontres qui ont opéré "un lien entre des générations différentes de militants actifs de l’islam politique" ; une histoire marquée en 2007 par un ralliement à Al-Qaida des Groupes islamiques armés (GIA) algériens. Les attentats commis constituaient un moyen de propagande, selon une logique identique à celle d'autres mouvements terroristes. Quelle que soit la période historique envisagée, cette logique a débouché sur un échec : les attentats n'ont jamais mobilisé les foules en faveur des idées de leurs promoteurs.

Les assassinats de janvier 2015 à Paris n'ont pas modifié cette règle : les musulmansont rejeté massivement les actions commises. L. Bonelli estime que l'appel à la guerre lancé par les autorités politiques à cette époque (M. Vals devant l'Assemblée nationale le 13 janvier 2015 : "Oui, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical") méconnaissait les leçons de l'histoire. La situation n'est pas une guerre ; les auteurs ou leurs complices ont été neutralisés ou arrêtés rapidement. "Ensuite, le discours guerrier suppose une polarisation, puisqu’il repose sur la mobilisation de tous contre un ennemi commun. Si l’argument peut connaître un écho quand ses armées déferlent sur les frontières, il reste sans effet en temps ordinaire. Les difficultés de certains enseignants à faire respecter une minute de silence officielle dans leurs classes le 8 janvier 2015, comme la composition sociale des immenses manifestations du dimanche suivant, montrent que l’unanimisme n’est pas si répandu dans certaines populations. Comment s’en étonner ? Le vécu ordinaire des milieux populaires et plus particulièrement de leur jeunesse demeure plus proche à bien des égards de celui des auteurs des attentats que de celui des gouvernants qui les incitent à se mobiliser ou des classes moyennes cultivées tentées de défiler. Les multiples formes de discrimination quotidienne (sociale, religieuse, d’apparence ou d’origine), la relégation sociale et spatiale, de même que les contrôles policiers rendent peu probable la coalescence en un même mouvement de ceux qui les subissent, de ceux qui les organisent et de ceux qui les déplorent sans souvent s’en préoccuper vraiment".

Pour L. Bonelli, il y a plus grave, c'est le non-sens de la polarisation guerrière en matière de violence politique. "Deux discours symétriques s’opposent : celui des autorités (Vous êtes avec nous ou avec les terroristes) et celui des organisations clandestines (Vous êtes avec nous ou vous êtes un mauvais musulman, nationaliste, révolutionnaire, etc.). Or, la relation terroriste n’implique pas deux, mais trois participants. L’affrontement entre les deux premiers se fait sous les yeux le plus souvent indifférents de l’essentiel de la population, placée en position de spectatrice par le biais des médias. Cette distanciation constitue précisément la condition de la non-extension de la violence, particulièrement lorsque les groupes radicaux ne disposent pas de base sociale ou territoriale forte. Or la pression visant à obtenir des condamnations unanimes peut inciter, par rejet, une minorité de ces spectateurs à rejoindre les objectifs, voire les rangs, des organisations visées. Un risque encore accru si cette injonction se double de mesures judiciaires ou administratives permettant de condamner ceux qui la refusent".