Pour Olivier Roy, politologue et spécialiste de l'islam, la décision prise par le gouvernement français d'écraser l'Etat islamique (Daech) en Syrie et en Irak, ne changera rien à la radicalisation ininterrompue depuis les années 1990 de jeunes français musulmans ou convertis. Dans un article publié dans l'édition du 25 novembre du quotidien Le Monde il constate que cette radicalisation est un phénomène opportuniste, qui se produisait hier en faveur du GIA algérien, de Al-Qaida, de l'Afghanistan, aujourd'hui en faveur de Daech et demain au bénéfice d'une autre bannière. Il relève que ces ralliements sont le fait de "deux catégories de jeunes français, à savoir des deuxième génération musulmans et des convertis de souche".

Il s'interroge sur ce phénomène qui constitue pour lui le problème essentiel pour la France : ces jeunes sont-ils "l'avant-garde d'une guerre à venir ou au contraire les ratés d'un borborygme de l'histoire" ? Il considère que les explications produites aujourd'hui ne sont pas satisfaisantes. La première de ces explications est culturaliste : guerre des civilisations, incapacité de l'islam à s'intégrer. La seconde est tiers-mondiste : souffrance post-coloniale, identification à la cause palestinienne, rejet des interventions occidentales au Proche et Moyen-Orient. Ces deux explications "butent sur le même problème : si les causes de la radicalisation étaient structurelles, alors pourquoi ne toucherait-elle qu'une frange minime et très circonscrite de ceux qui peuvent se dire musulmans en France ?" En effet, parmi les radicaux, il n'y a guère de première génération et surtout pas de troisième génération, alors que cette dernière catégorie s'accroît. Qui plus est, comment expliquer le comportement des convertis qui n'ont jamais souffert du racisme et dont beaucoup viennent d'un milieu rural et "ont peu de raison de s'identifier à une communauté musulmane qui n'a pour eux qu'une existence virtuelle".

Olivier Roy considère qu'il y a des points communs entre deuxième génération et convertis. Le premier est qu'ils sont dans un processus de révolte générationnel :  rupture avec ce que représentent leurs parents en termes de culture et de religion et choix d'un islam salafiste qui rejette le concept de culture. Le second point est l'absence de transmission. En effet, s'agissant des musulmans de naissance, c'est un problème qui ne concerne pas les premières générations (porteurs de l'islam culturel de leurs pays d'origine), ni les troisième génération qui ont une familiarité avec les modes d'expression de l'islam dans la société française (même ce rapport peut être conflictuel).  S'agissant des convertis, le compromis culturel ne les intéresse pas et ils sont partisans, comme la deuxième génération, d'un islam de rupture. "Bref, rien ne sert de leur offrir un islam modéré, c'est la radicalité qui les attire par définition...loin d'être le symbole d'une radicalisation des populations musulmanes, les djihadistes font exploser la fracture générationnelle, c'est à dire tout simplement la famille...En rupture avec leur famille, les djihadistes sont aussi en marge des communautés musulmanes  ils n'ont presque jamais de passé de piété et de pratiques religieuses". La radicalisation de ces personnes est individualiste. Ils sont isolés par rapport aux communautés musulmanes ; ils sont plus nihilistes qu'utopistes.

Pour Olivier Roy, "Il ne s'agit pas de la radicalisation de l'islam, mais de l'islamisation de la radicalité...Les terroristes ne sont donc pas l'expression d'une radicalisation de la population musulmane, mais reflètent une révolte générationnelle qui touche une catégorie précise de jeunes. Pourquoi l'islam ? Pour la deuxième génération, c'est évident : ils reprennent à leur compte une identité que leurs parents ont, à leurs yeux, galvaudée...Quant aux convertis, ils choisisssent l'islam parce qu'il n'y a que ça sur le marché de la révolte radicale".

Dans un article du quotidien Le Monde du 5 décembre 2015, l'historien Pierre Rosanvallon déclare partager l'analyse d'Olivier Roy. Il souligne que ce n'est pas la première fois que la démocratie est confrontée à la violence politique (anarchistes, extrême gauche) et qu'aucun de ces mouvements n'a réussi à mobiliser la société. Le djihadisme ne leur est toutefois pas comparable parce que "ses buts politiques sont indissociables d'une sorte d'odyssée individuelle...Le djihadiste va jusqu'au bout de ce terrorisme nihiliste...Dans le terrorisme politique classique, les terroristes étaient les militants d'une cause. Dans le djihadisme la cause se résume à une sorte de sacrifice de soi-même, de rédemption individuelle et mortifère...Les terroristes du 13 novembre sont isolés de toute la société, ce sont des poissons sans eau". Ce serait une erreur de considérer que le djihadisme est né dans un "terreau socio-économique". P. Rosanvallon considère, en revanche, qu'il y a bien un terrain psychologique. Une fraction notable (40%) des terroristes "sont des convertis qui ont une connaissance religieuse limitée, qui sont passés par la délinquance et qui cherchent une forme d'existence supérieure et d'identité radicale dans une société où ils ne trouvaient pas leur place...Mais cela ne permet pas d'établir une équation trop rapide entre le malheur social, l'islam et le terrorisme. Le grand danger serait de remettre sur le tapis une sorte de semi-responsabilité collective du monde musulman, alors que les terroristes sont des personnages solitaires coupés de leur communauté". Il reprend à son compte la formule d'O. Roy selon laquelle on assiste plutôt à une islamisation de la radicalité. P. Rosanvallon ne masque pas qu'il existe dans le monde moderne des formes de radicalité religieuse, mais il considère qu'elles ne sont pas à l'origine du terrorisme, qui est d'une autre essence. "Mélanger le fait religieux et le fait terroriste est un défaut d'analyse qui constitue même un obstacle à la lutte contre le terrorisme, car il conduit à penser que l'on va réduire celui-ci en asséchant le terrreau religieux". Il ne faut pas en faire "un phénomène qui émergerait au sommet d'une question sociale plus large".