1) L'opinion de Jean Birnbaum
Dans un article publié dans l'édition du journal Le Monde du 24-25 janvier 2016, Jean Birnbaum (responsable du Monde des Livres) souligne la difficulté des sociétés modernes à donner leur place aux religions. Il illustre son propos en faisant référence à l'appréciation portée sur les djihadites, dont l'engagement est souvent associé à l'ignorance ou au déséquilibre mental. Un tel jugement sous-estime la dimension religieuse de leurs actes. Ces actes ne sont pas sans rapport avec leur croyance et le sentiment qu'ils ont d'appartenir à une communauté qui se définit par une transcendance, une foi, des textes sacrés et une fraternité entre membres d'une même communauté. La religion de ces croyants constitue leur rapport au monde, leur réel. Le djihadisme défigure l'islam, mais il a à voir avec l'islam ; il constitue une expérience religieuse qui donne un sens à leur vie.
J. Birnbaum considère que nos sociétés sont dans un déni de la large autonomie de cette expérience par rapport aux enjeux sociaux ou psychologiques. Pendant des siècles la vie a été pensée par rapport à la religion qui structurait la société. Après une longue période de sécularisation, des historiens comme Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall soulignent une tendance à escamoter la puissance propre à la religion. Ils écrivent que "le religieux a été déclaré vestige résiduel du passé, par ignorance de la vitalité religieuse d'autres continents et d'autres religions que le christianisme". D'autres religions connaissent le fondamentalisme, mais celui de l'islam est le plus affirmé, avec une dimension universaliste tant sur le plan de la spiritualité que sur le plan politique.
Nous sommes aveugles face à la montée en puissance de l'islam politique et avons du mal à considérer que la religion puisse avoir une force politique propre et ne soit pas seulement une affaire qui relève de l'intime. Selon J. Birnbaum, le silence sur cette dimension de la religion et son expression violente est largement la conséquence d'une attitude de la gauche, et notamment de la gauche française, qui réduit la religion à des préjugés et n'y voit rien d'autre qu'une force réactionnaire dont la fonction est d'occulter les vrais enjeux. Cette foi, héritée des Lumières, dans la souveraineté de la raison, de la science et du progrès conduit à une volonté d'éradication de la religion. La conséquence en est une incapacité à prendre la religion au sérieux et à comprendre ce qui se passe aujourd'hui, "non seulement le regain de la quête spirituelle mais surtout le retour de flamme d'un fanatisme qui en est la perversion violente". La gauche française qui "peine à saisir le rapport qu'un croyant peut entretenir avec les textes" n'est pas plus capable de comprendre le comportement des djihadistes et "le haine funeste de ces hommes vis à vis des chrétiens, leur obsession complotiste à l'égard des juifs, mais aussi la guerre à mort qui oppose chiites et sunnites à l'intérieur même de l'islam". La gauche a du mal à envisager l'existence aujourd'hui d'une puissance théologico-politique ; "dès que la politique surgit, elle affirme que cela n'a rien à voir avec la religion".
2) L'opinion de Saba Mahmoud
L'anthropologue Saba Mahmoubd, dans une interview donnée le 9 janvier 2016 au journal Le Monde, parle de l'impasse dans la manière dont la laïcité envisage actuellement la religion. Selon elle, on "voit se creuser un véritable schisme entre une vision laïque et une vision religieuse du monde". Elle illustre son propos en faisant référence à l'affaire des caricatures de Mahomet au Danemark en 2005. Elle relève qu'il y a eu deux types de réactions laïques : d'un côté, les radicaux ont soutenu que toutes les religions doivent accepter les principes de liberté d'expression des sociétés démocratiques ; d'autres ont rappelé qu'il existe des lois sur le blasphème dans de nombreux pays occidentaux et qu'il y a deux poids, deux mesures, à condamner la profanation des images chrétiennes et pas celles d'autres religions.
S. Mahmoud considère que les laïques qui ont qualifé de fanatisme le rejet des caricatures par les musulmans n'ont pas compris la relation d'intimité des croyants avec le Prophète. Elle explique qu'il existe aujourd'hui en occident une dichotomie entre l'image elle-même (un support qui relève du monde des choses : le signifiant) et ce qu'elle représente (le sens qui relève du monde des idées : le signifié). Or cette idéologie de l'image, qui n'a d'ailleurs pas toujours existé dans le monde chrétien (les empereurs byzantins iconoclastes), peut ne pas être comprise par un musulman qui verra alors dans la représentation du Prophète une offense (parce que la caricature s'attaque à ce qui constitue pour lui un modèle). Il s'agit "d'une blessure morale distincte de celle évoquée à propos des blasphèmes qui concernent le seul sacré. Ici une intimité est violée, qui concerne la relation affective, quotidienne, individuelle, pudique entre le musulman et les récits de la vie de Mahomet. Pour nombre d'entre eux, l'offence ne vient pas du viol d'une interdiction morale - tu ne feras pas d'images de Mahomet, mais de l'affront envers une attitude affective, une façon de vivre au quotidien sa religion".