Philippe Portier, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études (Paris-Sorbonne) explique que tous les pays européens ont été confrontés, au moment de leur entrée dans la modernité politique, à la question de la place à donner à la religion "dans un monde désormais construit sur une assise purement humaine, en dehors de la loi de Dieu". Il identifie les deux grandes voies qui ont été suivies au XVIII° et au XIX°. Ces deux modèles ont en commun de reconnaître la liberté religieuse et l'autonomie du sujet par rapport à Dieu.

- Le modèle de la confessionnalité institue une coopération très étroite entre l'Etat et les Eglises. Ce modèle, qui concerne surtout les pays protestants et orthodoxes, repose sur deux principes : (i) l'Etat accorde à la religion dominante des responsabilités publiques et des privilèges refusés aux autres cultes ; (ii) l'Etat pratique la tolérance à l'égard de ces autres cultes. Ce système offre la liberté, mais pas l'égalité. En contrepartie de cette reconnaissance, il y a un fort contrôle de l'Etat sur les Eglises dominantes. Exemples : Danemark, Suède jusqu'en 2000, Norvège jusqu'en 2012.

- Le modèle de la séparation est caractéristique des pays catholiques, où l'Etat se construit sur l'idée qu'il n'est pas possible de maintenir un lien avec l'Eglise romaine qui refuse la souveraineté de l'Etat. Dans ce modèle les cultes sont placés sur un pied d'égalité et les Eglises sont en situation d'extériorité par rapport à la puissance publique. Exemples : Portugal dans les années 1910, Espagne dans les années 1930, France. Suivant la force de l'Eglise ce processus a pu aboutir ou non.

Les pays catholiques n'ont pas maintenu le principe de confessionnalité, en premier lieu pour des raisons théologiques. Contrairement aux Eglises protestantes et orthodoxes qui ont accepté leur subordination au politique, l'Eglise catholique s'y est refusé, ce qui ne pouvait manquer de créer une source de conflit avec la puissance publique. La seconde raison est d'ordre sociologique. Dans les pays qui ont choisi la confessionnalité, la population s'est placée quasi unanimement derrière la religion dominante, qui est devenue un fondement de la nation. Il n'en va pas de même dans les pays du sud catholique de l'Europe où l'Eglise catholique est récusée par une partie de la société.

Selon P. Portier, on assiste aujourd'hui à un rapprochement de ces deux modèles. Il parle de modèle grisé, en citant les exemples : (i) de la Suède en 2000 qui s'est séparée de l'Eglise luthérienne ; (ii) de la France, où il note depuis une quarantaine d'années que "politique et religion sont en situation d'interaction permamente". Le facteur qui favorise ce rapprochement est que les pays européens sont confrontés à des défis communs : (i) l'individualisation des sociétés qui entraîne une distanciation des individus par rapport aux croyances ; (ii) la mondialisation qui "amène nos sociétés à s'ouvrir à des populations nouvelles, qui parfois ne partagent pas les compromis sécularisant des populations installées et militent en faveur d'une publicisation de leurs appartenances". Ce rapprochement induit le contenu du modèle grisé : "une reconnaissance plus grande de l'appartenance religieuse, une égalisation tendancielle des statuts juridiques des religions. Avec une réserve qui pointe depuis une quinzaine d'années, en réponse au défi musulman : que ces religions demeurent dans l'orbe de la culture libérale".

La société européenne peut être définie comme post-séculière. Elle connaît un double mouvement : la majorité s'éloigne du religieux lourd, une minorité se recompose une religion englobante. Le droit libéral "permet l'articulation de ces deux tendances, en refusant d'un côté l'intégrisme laïque qui veut éradiquer l'expression religieuse, de l'autre l'intégrisme religieux qui prétend soumettre à ses décrets la liberté de conscience. C'est dans cet entredeux que se situent nos sociétés contemporaines".

S'agissant de la France, l'opinion a évolué sur la place du religieux, en fonction toutefois des religions. Selon P. Portier, la déchirure avec le catholicisme s'est effacée : le financement public de l'école privée est très majoritairement accepté ; la population "accepte aussi d'avantage que l'Etat ou les collectivités locales aident les cultes et les associent à leur réflexion ou à leur action sociale" (il souligne également que le catholicisme lui-même a évolué et s'est individualisé). Ceci n'est pas valable pour l'islam, avec un accroissement de la méfiance à l'égard de cette religion.

Toujours s'agissant de la France, l'individualisation a eu des conséquences sur la place du religieux. P. Portier note l'apparition, à partir des années 1950-1960 d'une troisième génération de droits (après les droits politiques et sociaux) : les droits culturels. Sur la base de ces droits, "le religieux peut revenir dans la sphère de la reconnaissance juridique...Ce nouveau référentiel, que portent également les institutions européennes, percute les systèmes de séparation comme celui de la France : fondé sur les droits politiques, le système laïque de 1905 voulait privatiser nos appartenances ; la logique des droits culturels conduit l'Etat à les publiciser".