Dans un article du supplément Culture et idées du journal Le Monde (édition du samedi 17 octobre 2015), le sociologue Philippe Portier oppose deux modèles pour caractériser les voies suivies par les Etats européens pour entrer dans un monde qui n'est plus construit sur la loi du Dieu des chrétiens.

Le premier modèle est celui de la confessionnalité qui institue une coopération très étroite entre l'Etat et une Eglise particulière. Ce modèle, qui concerne surtout les pays protestants et orthodoxes repose sur deux principes : (i) un principe de hiérarchie : l'Etat accorde à la religion dominante des responsabilités et des privilèges qu'il refuse aux autres Eglises ; (ii) un principe de tolérance : les autres cultes ont légitimité à exister mais sont dans un statut inférieur (ils ont la liberté mais pas l'égalité).

Le second modèle, caractéristique des pays catholiques, est celui de la séparation des Etats et des Eglises. Il s'appuie sur l'idée qu'il est impossible de maintenir un lien avec l'Eglise romaine, qui à l'inverse des cultes protestants (et dans une moindre mesure orthodoxes), refuse la souveraineté de l'Etat. Cette tentation de la séparation se retrouve dans tous les pays catholiques : "en Italie à la fin du 19° sicle, au Portugal dans les années 1910, en Espagne dans les années 1930 et, bien sûr, dans la France des années 1880-1905".

Entre ces deux modèles existent des modèles mixtes, comme l'Allemagne.

Ces modèles ont en commun de reconnaître la liberté religieuse. C'est le résultat "d'un nouvel imaginaire de l'humain [qui] se met en place, fondé sur la reconnaissance progressive de l'autonomie du sujet et des libertés qui l'actualisent : les hommes étaient hier encore des créatures en situation de dépendance à l'égard de Dieu ; on les pense alors, pour reprendre le mot de Shakespeare, comme les auteurs de leurs propres jours, auxquels le pouvoir politique doit donner la capacité juridique de choisir leur propre chemin, même en matière religieuse".

Pour P. Portier, deux raisons expliquent pourquoi les pays catholiques n'ont pas maintenu le modèle de confessionnalité.

La première raison est d'ordre théologique. Les Eglises protestantes et orthodoxes ont globalement accepté la souveraineté de l'Etat et leur propre subornation à l'empire du politique. "Du coup, l'Etat n'a pas eu besoin de se séparer d'Eglises aussi conciliantes: elles ont accepté d'évoluer avec la modernité ! L'Eglise catholique, en revanche, a toujours questionné la légitimité du politique et des lois...A partir de là, l'Etat est toujours, potentiellement, en conflit avec l'Eglise lorsqu'il veut s'affirmer, ce qui rend difficile la reconduction de l'alliance traditionnelle".

La seconde raison est d'ordre sociologique. Quand les modèles de confessionnalité et de séparation se constituent au 19° siècle, dans les pays qui choisissent le premier modèle, la population se place derrière la religion dominante, dont elle fait un support essentiel de la nation. Il en va différemment dans les pays du sud catholique de l'Europe "où l'Eglise catholique se trouve alors récusée par une partie de la société, qui la voit comme un obstacle sur le chemin de l'émancipation et ne la conçoit pas comme un partenaire fiable de l'Etat".

P. Portier estime qu'aujourd'hui on assiste à un rapprochement entre confessionnalité et la séparation. Il parle de modèle grisé et cite deux exemples : (i) la Suède qui en 2000 a séparé l'Eglise luthérienne de l'Etat ; (ii) la France qui est poussée à accorder d'avantage au religieux et où on assiste depuis une quarantaine d'années à une situation d'interaction constante entre Etat-Eglises.

Selon lui, deux facteurs favorisent le rapprochement entre ces modèles : (i) le premier facteur est commun depuis les années 1960-1970 aux pays européens qui sont confrontés à l'individualisation des sociétés ; une individualisation qui se traduit par un détachement des individus de leurs communautés originelles de croyance ; cette individualisation des conduites s'accompagnant d'une demande de reconnaissance des identités singulières ; (ii) le second facteur est le phénomène de mondialisation qui, du point de vue social, conduit les sociétés à des populations nouvelles qui "parfois ne partagent pas les compromis sécularisant des populations installées et militent en faveur d'une publicisation de leurs appartenances" . Il s'ensuit deux mutations qui conduisent au modèle grisé évoqué par P. Portier : (i) une reconnaissance plus grande de l'appartenance religieuse ; (ii) une égalisation tendancielle des statuts juridiques des religions.

Pour P. Portier, la déchirure qui existait en France avec le catholicisme s'est effacée. Il estime que le financement public de l'école privée est aujourd'hui accepté par la majorité des français, de même que l'aide apportée par l'Etat ou les collectivités locales aux cultes ou bien encore l'intégration de ces derniers à une réflexion collective. Il note en revanche un accroissement de la défiance à l'égard de l'islam.

Le phénomène d'individualisation a des conséquences concrètes sur la place du religieux dans la société. Après les droits politiques, civils et sociaux se développent depuis les années 1950-1960 les droits culturels, "à partir desquels le religieux peut revenir dans la sphère de la reconnaissance juridique...Ce nouveau référentiel, que portent aussi les institutions européennes, percute les systèmes de séparation comme celui de la France : fondé sur les droits politiques, le système laïque de 1905 voulait privatiser nos appartenances [religieuses]; la logique des droits culturels conduit l'Etat à les publiciser".

Qu'en est-il alors du droit à l'identité réclamé par des minorités religieuses ? La société européenne, qui peut être définie comme post-séculière, connaît un double mouvement : "La majorité persiste à s'éloigner du religieux lourd ; une minorité se recompose une religion englobante. Le propre du droit libéral est de permettre l'articulation de ces deux tendances, en refusant d'un côté l'intégrisme laïque qui veut éradiquer l'expression religieuse, de l'autre l'intégrisme religieux qui prétend soumettre à ses décrets la liberté de conscience. C'est dans cet entre-deux que se situent nos sociétés contemporaines, avec cependant, dans de nombreux pays, une défiance accrue à l'égard du religieux, surtout quand il s'agit de l'islam".

 P. Portier estime que la crispation laïciste qui se manifeste aujourd'hui est liée au passage d'une laïcité de reconnaissance à une laïcité de surveillance. Avec l'émergence d'une affirmation identitaire de l'islam, l'acceptation de la différence s'efface devant une résistance envers des croyances religieuses englobantes. "Un peu partout en Europe, et c'est l'islam qui est visé, on assiste à une sorte de sacralisation du principe d'autonomie...Une sorte de moralisation des laïcités se met en place. La laïcité n'est plus simplement un dispositif procédural : le port de la burqa relève de ta seule liberté tant qu'il ne se traduit pas par un trouble à l'ordre public restrictivement défini. Elle est de plus en plus un principe substantiel, qui s'emploie à subordonner les conduites humaines à une manière d'ordre moral. Cet ordre moral, qu'on peut juger nécessaire pour assurer la cohésion de la société, place en son coeur l'imaginaire de l'autonomie. On pourrait évoquer la question de l'enseignement civique et moral. Les débats sur la burqa sont également significatifs : si l'on s'est opposé à son port, c'est parce que cette prison de tissu menace la sécurité publique, c'est aussi parce qu'elle aliène les femmes qui la portent. Cette nouvelle conception de la laïcité aboutit à un étrange paradoxe: la notion de droits culturels religieux, qui fait fond précisément sur la reconnaissance de l'autonomie de la personne, se trouve remise en cause par le principe d'autonomie lui-même !".