Contenu du "Livret laïcité"

Le ministère de l'Education nationale a publié en octobre 2015 un "Livret laïcité" destiné aux chefs d'établissement de l'enseignement public (primaire et secondaire) et dont l'objectif premier est d'aider les équipes pédagogiques à avoir un dialogue constructif avec les élèves et les parents en cas de conflit ou contestation lié aux principes de la laïcité.

L'éditorial du document insiste sur la transmission des valeurs laïques et républicaines par l'école et sur l'importance d'une pédagogie de la laïcité qui distingue le savoir du croire et permet la cohabitation de toutes les convictions. Le livret aborde plusieurs thèmes.

La laïcité crée l'appartenance commune et la Charte de la laïcité offre un support privilégié pour faire partager ses valeurs. La Charte doit être visible dans l'école (affichage). Sa compréhension doit être partagée au sein de l'équipe éducative pour pouvoir être présentée aux parents d'élèves (à compter de la rentrée 2015 elle est annexée au règlement intérieur et soumise à la signature des parents). Les principes et valeurs qui la sous-tendent doivent être explicités ; il doit être souligné que la laïcité implique des droits et des devoirs.

La laïcité se vit au quotidien dans les classes, grâce notamment à l'enseignement moral et civique et à la commémoration de la journée du 9 décembre 1905 ; doivent également jouer un rôle le conseil de la vie collégienne, le conseil des délégués pour la vie lycéenne, l'installation de maisons de lycéens, l'ouverture d'espaces à l'usage des parents d'élèves.

Toute réponse à une contestation des principes de la laïcité par un élève doit comporter une phase de dialogue."Le dialogue engagé n'est pas une simple discussion ou encore une controverse. C'est une manière de penser ensemble d'où émerge une intelligence collective, dans le respect et l'écoute de l'autre". Ce dialogue se fait avec l'élève et les parents ; cette phase permet de dissocier les contestationsdu principe de la laïcité des questions identitaires adolescentes.

Sont abordées les règles à suivre en cas de contestation des programmes d'enseignement :

(i) Les convictions religieuses des élèves ne leur donnent pas le droit de s'opposer à un enseignement ou à pratiquer un absentéisme sélectif

(ii) S'agissant de l'enseignement laïque des faits religieux, la distinction doit être faite entre le croire (qui ne relève pas de l'enseignement) et le savoir (fruit d'une démarche scientifique). Les faits religieux sont appréhendés comme "faits de civilisation...Il convient de ne pas faire de la classe un lieu de débat sur la question de la vérité de la croyance religieuse...L'enseignement des faits religieux est laïque...Il faut pouvoir montrer que les grands textes religieux...constituent un bien commun universel et ne sont pas la propriété exclusive des croyants...Opérer une lecture critique des textes et des oeuvres...Faire respecter la liberté de conscience des élèves...Eviter la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique...Dans les disciplines scientifiques...il est essentiel de refuser d'établir une supériorité de l'un sur l'autre comme de les mettre à égalité".

Toute objection d'un élève n'est pas une contestation de l'autorité d'un professeur ou d'un enseignement. "Les enseignants doivent être en mesure de répondre à des objections, même lorsque celles-ci sont de nature religieuse...aucun sujet n'est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique".

"A partir du moment où l'enseignant respecte l'obligation de neutralité, aucun élève ne peut se prévaloir de ses convictions religieuses pour contester sa légitimité à enseigner des questions prévues dans les programmes"

Les enseignants sont tenus de faire participer les élves aux commémorations et moments collectifs qui concernent l'école et la République. La mobilisation de l'école pour les valeurs de la République suppose que les projets d'école et d'établissement détaillent les modalités de ces participations.

Le document fournit des repères juridiques :

(i) Les stagiaires des GRETA, qui ne sont pas des élèves, ne sont pas soumis aux dispositions de la loi sur le port ostentatoire de signes religieux (l'interdiction peut toutefois être justifiée par des considérations d'intérêt général) ;

(ii) Un élève peut pratiquer ses prières quotidiennes dans le cadre d'un internat ou d'un voyage scolaire, dès lors : qu'il ne s'agit pas d'une manifestation ostensible d'appartenance religieuse ; qu'il ne s'agit pas d'un acte de pression, de provocation ou de prosélytisme ; que cet acte porterait atteinte à la liberté de l'élve ou des autres élèves, compromettrait la sécurité ou troublerait l'ordre dans l'établissement ;

(iii) Un élève stagiaire dans une entreprise privée est soumis aux règles générales en vigueur dans l'entreprise, notamment en matière de tenue vestimentaire et de discipline ;

(iv) Les candidats libres (hors statut scolaire) qui passent un examen ou concours dans des locaux d'enseignement public ne sont pas soumis aux dispositions de la loi du 15 mars 2004 ; ils sont tenus cependant de se soumettre aux règles d'organisation de l'examen ou concours ;

(v) De même que les agents de l'administration peuvent obtenir des autorisations d'absence pour participer à des fêtes religieuses (ce n'est pas un droit), les élèves peuvent bénéficier d'autorisations d'absence pour la célébration de fêtes religieuses, si ces absences sont compatibles avec le déroulement de leurs études ou l'organisation de la scolarité et ne troublent pas l'ordre public ;

(vi) L'institution d'un service d'aumônerie sur demande de parents d'élèves dans un établissement public secondaire dépourvu d'internat est facultative, sur décision du recteur d'académie (instruction délivrée en dehors des heures de cours et en principe en dehors de l'établissement, mais elle peut être dispensée à l'intérieur pour des motifs de sécurité) ; s'agissant des établissements pourvus d'un internat, l'institution de l'aumônerie est de droit dans l'enceinte de l'établissement, sur demande des parents ;

(vii) La cantine scolaire étant un service public facultatif proposé par les collectivités territoriales, ces dernières sont compétentes pour la composition des menus et l'offre de menus spécifiques ; une circulaire du ministère de l'Intérieur du 16 août 2011 rappelle que l'offre de menus adaptés aux pratiques confessionnelles ne constitue ni un droit pour les usagers, ni une obligation pour les collectivités, mais constate qu'en pratique la plupart des cantines proposent des menus de substitution au porc ; le livret cite un ouvrage d'Abdennour Bidar intitulé Pour une pédagogie de la laïcité à l'école et publié à la Documentation française en 2012 sous le timbre du Haut conseil à l'Intégration et du ministère de l'Education nationale : en proposant une alternative au porc, l'école "donne à l'élève la liberté de rester fidèle à ses convictions sans pour autant participer elle-même à la prescription...elle permet la liberté de conscience, elle n'encourage pas l'obéissance à une loi religieuse" ;

(viii) "Le critère déterminant pour apprécier la légalité du port d’un signe ou d’une tenue par un élève n’est plus l’existence d’un trouble ou d’une volonté de prosélytisme, comme c’était le cas avant l’adoption de la loi du 15 mars 2004, mais la volonté de l’élève de manifester ostensiblement son appartenance ou ses convictions religieuses à travers le port de ce signe ou de cette tenue" (port d'un voile, d'une kippa ou d'une grande croix) ; selon le Conseil d'Etat (décision du 5 décembre 2007) sont également interdits les signes dont le caractère ostentatoire est lié au comportement de l'élève ;

(ix) La loi de 2004 sur le port des signes religieux ne s'applique pas aux parents d'élèves et ils ne sont pas soumis au principe de neutralité religieuse ; les chefs d'établissement peuvent, sous le contrôle du juge administratif, encadrer le port de signes religieux pour des raisons liées au bon fonctionnement du service public ou à l'ordre public ;

(x) Les parents accompagnant des sorties scolaires ne sont pas des auxiliaires du service public et en tant que simples usagers de ce service ils ne sont pas soumis à une obligation de neutralité religieuse ; seules des exigences liées au bon fonctionnement du service public et à l'ordre public peuvent conduire un chef d'établissement, sous contrôle du juge administratif, à demander aux parents accompagnateurs de s'abstenir de manifester leurs croyances religieuses;

(xi) Un parent élu au conseil d'école ou d'administration peut siéger en arborant des signes religieux ; des restrictions ne peuvent être apportées que pour des raisons d'ordre public ou de bon fonctionnement du service (prosélytisme) ;

(xii) Les agents du service public de l'enseignement ont un strict devoir de neutralité religieuse qui leur interdit la manifestation de leur croyance ou le port de tout signe d'appartenance religieuse, même discret ;

(xiii) "Entre l’agent et l’usager, la loi et la jurisprudence n’ont pas identifié de troisième catégorie de « collaborateurs » ou « participants» qui serait soumise en tant que telle à l’exigence de neutralité religieuse. La notion de collaborateur occasionnel est seulement une notion fonctionnelle permettant à l’État d’indemniser un collaborateur qui subirait un dommage en apportant son concours au service public de l’enseignement ou de se substituer à lui dans le cas d’un dommage subi par un élève placé sous sa surveillance" ; en conséquence un intervenant extérieur qui apporte son concours à des activités d'enseignement n'est pas soumis à l'obligation de neutralité religieuse ; des restrictions ne peuvent être apportées que pour des raisons liées au bon fonctionnement du service ou à l'ordre public.

Critique du "Livret laïcité" par deux universitaires 

Deux universitaires (Laurent Bouvet et André Grjebine) ont critiqué dans un article publié dans l'édition du 28 octobre 2015 du journal Le Monde la recommandation  faite par le "Livret laïcité d'éviter "la confrontation ou la comparaison du discours religieux et du savoir scientifique". Ils soulignent que la société française est une société ouverte (terminologie de Karl Popper) où la religion n'est plus structurante et où la laïcité fonde la coexistence de croyances différentes et implique la neutralité de l'Etat. Ils estiment alors impossible d'enseigner "le doute et l'interrogation, cléfs de voûte de la démarche scientifique, sans les opposer à une démarche religieuse qui cherche des certitudes et procède par des affirmations non démontrées...[Comment] enseigner l'histoire des religions sans en discuter les implications". Ils relèvent une contradiction dans le "Livret laïcité" entre le refus de comparaison et l'obligation faite aux enseignants de répondre à des objections, même lorsqu'elles sont de nature religieuse. Ils sont interrogatifs sur la possibilité de "développer la méthode scientifique sans mettre en évidence les obstacles auxquels elle est confrontée, ni les résultats incomparables auxquels elle parvient, c'est à dire que davantage que sa supériorité, son monopole en matière d'acquisition rationnelle de connaissances". 

Critique du "Livret laïcité" par Catherine Kintzler

Dans un entretien publié par le journal Le Figaro le 6 novembre 2015, C. Kintzler fait référence au projet d'instruction publique de Condorcet qui articule conjointement la question de l'autonomie des savoirs et celle du citoyen. "On enseigne à l'école ce qui est intrinsèquement libérateur : les savoirs eux-mêmes sont autonomes, ils existent comme des objets libres ; les êtres humains acquièrent la plénitude de leur propre liberté par la rencontre avec ces objets libres...analogie entre les objets du savoir comme objets libres et la liberté de l'être humain: tels sont les deux piliers soutenant une école laïque, c'est-à-dire une école qui n'est assujettie à aucune transcendance, à aucune finalité extérieure."). Elle estime que "cette conception très moderne, dans laquelle l'école ne compte que sur elle-même, a été obstinément détruite par trente ans d'une sempiternelle réforme consistant à renvoyer sans cesse l'école à son extérieur...une école qui prend pour règle les faits de société, qui rappelle constamment aux élèves leurs différences, qui s'appuie même sur elles, cette école est discriminatoire dans son principe et renonce à sa mission qui est d'armer, d'instruire et de faire en sorte que tous commencent en même temps et à égalité".

Par référence à cette vision de l'école, C. Kintzler estime que certains aspects du Livret laïcité (notamment la recommandation d'éviter la confrontation entre discours religieux et savoir scientifique) illustrent ce qu'est une école vouée à son extériorité. Elle trouve dans la démarche proposée par le Livret une duplication du scénario fourni en 1989 par le gouvernement Jospin au sujet du port du voile : "vous devez enseigner sans faiblir, droit dans vos bottes scrogneugneu, mais si des élèves contestent au nom d'une croyance religieuse, mettez en place des techniques d'évitement, et à la fin si ça ne marche pas (et ça ne peut pas marcher dès qu'il y a évitement), fuyez. C'est bien l'extériorité qui dicte ses impératifs". Elle considère que l'approche préconisée par le Livret conduit à laisser "entendre que le doute de fluctuation (tout se vaut) est l'équivalent du doute méthodique (douter pour mettre à l'épreuve : le vrai est ce qui résiste aux tentatives de falsification), confondre critique systématique et pensée critique, c'est avouer qu'on veut un enseignement invertébré. Confondre négocier en évitant les vagues et expliquer, établir, argumenter en affrontant l'opinion courante, c'est laisser croire que la connaissance obéit à ce qui lui est étranger. En outre confondre le respect des demandes et le droit à l'instruction, c'est une faute politique : les élèves ont le droit, quelle que soit leur condition sociale, quelles que soient leurs prétendues origines, de bénéficier d'un enseignement vraiment instructif et laïque, fondé sur la raison et sur l'expérience."